Abdelghafour Essafi

Donner corps à l’oubli

L’image se déchire entre ce qu’elle montre et ce qui lui est inaccessible

Telle est ma quête artistique qui pose la question de la fiabilité de l’image à transmettre le Réel : une recherche du représentable. C’est rendre présent ce qui est voué à l’oubli. J’investie l’invisible en l’incarnant dans des formes matérielles. Ainsi, les vieilles photos d’inconnus, des gens qui non seulement ne sont plus (morts) mais sont anonymes. Par le travail plastique, j’essaie de rendre accessible aux yeux des vivants que nous sommes ce que ces images ont porté de présence. Rendre aussi présent ce qui n’est plus présentable (tous ces morts qui furent pourtant des bien vivants dont il ne reste que la silhouette dérisoire sur le papier photo). À travers cette démarche, j’essaie de réactiver, de ré-installer dans nos vies, à nos regards ce qui n’est plus que des fantômes. C’est un travail de mémoire qui agit sur nos émotions et nos sensibilités. En “trafiquant” mes documents, je mets en lumière par des jeux divers, dessins, surimpressions afin de faire apparaître des choses insoupçonnées, qui peuvent réveiller des parties de nos êtres qui sont dans l’ombre, dans le secret de chacun.
Je dois souligner également au spectateur que dans cette démarche il y a la constance du travail en noir et blanc et toutes les nuances de gris. Il y a une volonté de jouer avec l’ombre, le clair-obscur, “l’effacer”, le “rendre visible”, le “suggérer”, et le jeu “apparaître/disparaître. Ce sont de fortes résonances spirituelles qui me traversent me guidant dans la compréhension du monde. C’est précisément, cela est ma quête : la recherche des formes, de la lumière, l’apparaître des choses, le disparaître ; c’est le zahir et du batin….(L’Intérieur et L’Extérieur). C’est ce jeu qui est en jeu dans ce que rend visible.

Abdel Rafour Essafi

 

Photographies-souvenirs: déconstruction/reconstruction

Abd El Rafour Essafi explore des images photographiques qui proviennent d’une documentation erra- tique. Ce sont des souvenirs de couples, d’enfants, de parents, venant de milieux, de contextes familiaux divers. Nous avons d’eux leurs silhouettes, leurs regards, leurs sourires fixés sur le papier photographique. Ces humains en représentation d’eux-mêmes sont aujourd’hui, pour nous, désinvestis de toute proximité affective, de tout signe de reconnaissance. Ce sont des anonymes. Pour reprendre une métaphore cou- rante, ils sont comme ces bouteilles perdues, flottant à la surface de l’océan du temps, dont certaines ont
été repêchées. Mais ces humains nous font face, toujours, et renvoient à ce que nous sommes : des êtres- pour-la-mort.

Essafi a sélectionné certaines de ces photographies en les utilisant comme des documents-supports pour y intervenir directement dessus avec ses propres signes, ses propres gestes, (crayon, plume, encres) en effectuant des découpes, corrosions évidements, re-duplications). Il s’agit donc pour lui de détourner ces documents sans pour autant occulter la charge mémorielle que ces images portent toujours en elles puisqu’elles font partie de la nature même des documents (censées être au départ des souvenirs) même si les êtres qu’on y découvre sont déconnectés de toute référence originelle.

Chaque oeuvre proposée par l’artiste est ainsi le produit d’un travail réactif provoqué, suscité par l’image originale, investie d’une puissance imaginale. Les personnes qui furent saisies, figées sur la pellicule puis fixées sur le papier sensible sont pour lui aujourd’hui telles des apparitions surgies d’un lointain horizon temporel dont il intériorise la présence fantomale et se joue d’elle.

L’on peut rappeler à ce propos le sens du mot personne, qui n’est autre que le vocable latin « persona », signifiant le masque de l’acteur, le personnage, ou le rôle qu’il tient. A la lumière de cette étymologie, on peut appréhender comment s’effectue le réinvestissement de l’artiste sur ces anciens clichés : il nous incite
à ne voir dans ces figures humaines autre chose que des masques qu’il s’approprie en les défigurant, en les re-figurant, (reconfigurant?) par griffures, découpe, coloriage, occultation diverses. Ou bien il ne s’agit que de personnages dont il altère les composantes par des jeux de surimpressions introduisant à des étrange- tés souvent déconcertantes.

Ainsi, par exemple, cette image ou l’on voit à l’arrière-plan deux innocentes fillettes en robe blanche qui nous regardent gentiment l’objectif, au-devant desquelles se dresse la silhouette d’un homme vu de dos, sombre et opaque. Le regard originel des deux fillettes paraît détourné au profit de la silhouette de l’homme au premier plan (qui serait celle du photographe?) Ou bien cette autre image où l’on découvre une joyeuse scène de neige en famille à la montagne où apparaît au premier plan une forme humaine en- tièrement couverte d’un voile noir qui nous trouble d’autant plus que les personnages en train de s’égayer semblent complètement l’ignorer. Il y a ainsi élaboration d’une fiction à partir du remploi de la déconstruc- tion de la photo-souvenir.

Le choix d’Essafi d’utiliser d’anciens supports photographiques issus d’univers familiaux désuets, oubliés, entraîne celui-ci à activer des procédés d’apparition / disparition, de mettre en oeuvre des jeux de palimp- sestes, et faire scintiller d’étranges transparences de matières et de formes. On voit ainsi combien la plasti- cité des figures mémorielles ouvre un champ infini de possibilités créatives, propices à une certaine forme de méditation sur le rapport à la mémoire des corps et de leurs ombres insondables.

Joël-Claude MEFFRE